Utopiana est un lieu de résidence artistique à Genève. L’institution développe et valorise des pratiques de l’art qui questionnent notre rapport avec l’ensemble du monde vivant et qui sont ancrées dans la vie quotidienne.

La structure m’accueille durant plusieurs semaines pour accompagner une partie de ma recherche sous le nom “Des épitaphes”.  J’y suis restée une première semaine en avril 2025 pour arpenter les cimetières proches de la résidence dans une optique d’intégrer le territoire à ma démarche. Anna, la directrice m’informe qu’un·e renard·e est enterré·e dans le jardin de la résidence.



C'était un·e visiteur·ice régulier·e et un jour, i·elle a été retrouvé·e mort·e. On lui a fait une cérémonie et on l'a enseveli·e pour lui offrir "une mort digne".

Un·e renard·e, habituellement, se fait manger au grand air. Mais offrir une mort digne pour un·e renard·e en tant qu’humain·es, c'est lui donner un lieu de mort qui atteste qu'on l'a respecté·e en tant qu'être à part entière.

Ma soeur s'est un jour arrêtée en voiture pour déplacer sur le bas côté un·e pigeon·ne qui venait de se faire écrasé·e. Pour sa dignité. 

Ici, lorsqu'un animal meurt, il est considéré par la loi comme un "déchet". 
Il existe des cimetières dits pour “animaux” comme le Cimetière des chiens à Asnières-sur-Seine (qui contient en réalité des sépultures de tout un tas d’animaux domestiques), mais je ne crois pas que l'on m'autoriserait à y être enterrée avec mon chat.

C’est pourquoi, en tant qu'humaine, savoir qu'un·e renard·e est enterré·e là me réconforte. 
J’aime imaginer être enterrée à ses côtés. 

Dans une nouvelle “Une veillée pour un wombat : in memoriam Birubi”, Val Plumwood raconte son amitié avec un wombat. I·elles ne vivaient pas ensemble, mais elle l’avait soigné petit et il revenait régulièrement lui rendre visite.  Elle devait parfois freiner ses ardeurs à vouloir s’installer dans sa chambre et il se montrait parfois jaloux. Cela ne l’empêchait pas de repartir plusieurs semaines avant de revenir la voir. À sa mort, elle a organisé une cérémonie à laquelle le voisinage et celles et ceux qui l’ont connu se sont joint·es.

Je ne sais pas si les personnes qui ont enterré·e le ou la renard·e lui rendent visite. Peut-être ont-elles une pensée pour i·elle en regardant le cerisier en fleur.

Beaucoup de gens ne vont pas voir leurs proches au cimetière, mais c’est peut-être nécessaire pour leur équilibre de savoir qu'i·elles y sont. Cet·te renard·e est là, donc l'histoire de sa mort, sa sépulture s’invite dans la recherche. C'est un·e mort·e tout près. Nous cohabitons, nous sommes un mélange mort-vivant en connexion.


La maison d'Utopiana est aussi vouée à disparaître car elle fait partie de ces quartiers de villas que l'on supprime pour densifier la ville. Les maisons individuelles en pleine ville ne sont pas dans l'air du temps ni à gauche, ni à droite. Sauf les maisons de maître considérées comme patrimoniales. C'est comme dans les cimetières, il y a les caveaux familiaux, les tombes en marbre, les croix en bois et le jardin du souvenir. En fonction de son statut social et de sa richesse, notre survie est assurée que l'on soit maison ou humain·e.
La maison d'Utopiana et le ou la renard·e ne sont pas patrimoniales mais méritent d'être honoré·es pour tout ce qu'i·elles ont apporté à leur territoire. Lorsque la maison sera quittée, il faudra faire un rituel pour pleurer tout ce qui ne sera plus et remercier pour ce qui a été. 

                         
         
Comme elle n'a pas sa place dans un cimetière ni de protocole de commémoration officiel, nous concevrons sa tombe et lui achèterons un cercueil pour l'enterrer. Ainsi, lors des démolitions, un cercueil sera découvert engendrant une atmosphère suspicieuse. Qui est cette Utopiana qui a été ensevelie ici ?

La maison aura changé de statut. D’une hétérotopie, elle sera redevenue une utopie.

Peut-être que dans quelques années, lorsque la nature ne sera plus, des personnes imagineront un lieu idéal qui ressemblera à la maison d'Utopiana. Une maison modeste mais accueillante, entourée de beaux arbres et d'une nature sauvage. Un endroit où l'on peut cultiver des légumes et se retrouver pour vivre ensemble en collectif, mais aussi en solitude partagée. Pas un lieu de vie, mais un lieu de ralliement où il fait bon lire, réfléchir, fouiller dans la terre ou y reposer.